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Reflections : une des 8 ballads de Monk, très peu enregistrée.
Reflections ? Réflections, et non réflexion. Mais qu’est-ce qui peut bien se refléter dans ce thème ?
À quels reflets Thelonious a-t-il bien pu songer dans ces 32 mesures ?
Pour ma part, j’ai pensé à la belle remarque d’Yves Buin dans son magnifique Thelonious Monk (Castor Astral, 2002) :
« il existe des tempi perceptibles, chez Monk, dont l’un n’est jamais que le manifesté d’un autre sous-jacent ».
Alors dans cet arrangement, j’ai fait en sorte que différents tempos se reflètent les uns dans les autres,
sur le socle constant du thème principal, à travers de nombreuses « modulations métriques » qui font passer par tuilages
ou superpositions du tempo ballad au tempo doublé, au up-tempo, au 12/8.
L’un des blues les plus fréquentés de Monk. J’ai choisi de le traiter d’une manière ultra compartimentée,
sous la forme d’un rondo dont les « ritournelles » sont jouées par l’ensemble,
et les « épisodes » par des solistes successifs. Chaque ritournelle « travaille » un aspect différent du thème monkien,
et c’est pourquoi certaines adviennent non pas au début d’une grille de blues
mais à l’emplacement où le motif se trouve dans le thème original. Une ritournelle rejoue la scène inaugurale mais renversée
(tout ce qui était ascendant devient descendant) ; une autre déroule une longue marche modulante à partir de la dernière phrase du thème ;
une autre tisse une spectaculaire mélodie de timbres sur le motif des notes répétées du thème de Monk ;
une autre en montre le cousinage inattendu avec le Ko-ko d’Ellington.
Enfin, le thème est rejoué par fragments minuscules éparpillés à l’intérieur d’un chase de contrebasse et batterie
dont la structure de 12 mesures se déplace comme un chariot mobile.
Pour ce thème, Monk n’a pas cherché le titre très loin : il a pris celui de la ville du New Jersey dans laquelle se trouvaient
les studios du fameux ingénieur Rudy Van Gelder (qui l’enregistra à plusieurs reprises).
Hackensack fait partie des maquillages en tout genre par lesquels les boppers déguisaient les standards des décennies précédentes
en inventant sur les mêmes harmonies (ou presque) une mélodie neuve. C’est Oh, Lady be good, que Monk a rhabillé en Hackensack,
et je l’ai toujours entendu comme un hommage à Count Basie – dont Lady be good était un fétiche.
C’est la raison pour laquelle le style Kansas City fait quelques incursions inattendues dans l’arrangement,
sous le solo de trompette et dans la coda. Pour le reste, j’ai cultivé une obsession bien monkienne de l’arpège initial et de sa note culminante (do),
deux éléments qui balisent tous les événements principaux. La réexposition est dissimulée dans un tutti aux reliefs sonores escarpés
dans lequel se débattent un certain nombre de monkismes accusés.
Quelle mouche a bien pu piquer le piquant Thelonious, lorsqu’il a conçu ce thème inhabituellement « facile » et entêtant ?
Sans contester le caractère de ce thème, j’ai voulu y entrer par la porte dérobée : le sax ténor commence seul,
dans un premier trompe l’œil qui en amène un deuxième, sous les espèces d’un riff sommaire à l’unisson.
Tout cela s’avère n’être qu’un décor au thème du pont, qui finit enfin par apporter sur un plateau la mélodie sereine et envoutante de Monk,
qui ne nous quittera plus désormais. Telle une idée fixe, elle hantera jusqu’au bout toute la pièce en transparence –
et elle hantera en son milieu les pensées du soliste livré à nu.
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